Assurance décennale et assurance dommages-ouvrage : coordination juridique

Dans le domaine de la construction, deux garanties fondamentales protègent les maîtres d’ouvrage et les acquéreurs contre les désordres affectant la solidité des ouvrages : l’assurance décennale et l’assurance dommages-ouvrage. La première, obligatoire pour les constructeurs, couvre leur responsabilité pendant dix ans après la réception des travaux. La seconde, souscrite par le maître d’ouvrage, permet un préfinancement rapide des réparations sans attendre la détermination des responsabilités. Leur articulation, loin d’être une simple superposition de garanties, constitue un mécanisme juridique sophistiqué dont la coordination soulève des enjeux majeurs tant pour les professionnels que pour les particuliers. Cette coordination, encadrée par des dispositions légales précises, mérite une analyse approfondie pour en saisir toutes les subtilités.

Fondements juridiques et champs d’application respectifs

Le système français de garanties dans le secteur de la construction repose sur un cadre législatif robuste, principalement institué par la loi Spinetta du 4 janvier 1978. Cette législation a établi un régime de responsabilité et d’assurance spécifique, codifié aux articles 1792 et suivants du Code civil et aux articles L.241-1 et suivants du Code des assurances.

L’assurance décennale trouve son fondement dans l’article L.241-1 du Code des assurances qui impose à toute personne physique ou morale dont la responsabilité décennale peut être engagée de souscrire une assurance couvrant cette responsabilité. Elle s’applique aux dommages compromettant la solidité de l’ouvrage ou le rendant impropre à sa destination, et ce pour une durée de dix ans à compter de la réception des travaux. La Cour de cassation a précisé dans un arrêt du 12 juillet 2018 que cette garantie s’étend aux éléments d’équipement indissociables, élargissant ainsi considérablement son champ d’application.

Parallèlement, l’assurance dommages-ouvrage, encadrée par l’article L.242-1 du même code, doit être souscrite par le maître d’ouvrage avant l’ouverture du chantier. Elle couvre, sans recherche de responsabilité, le coût des travaux de réparation des dommages relevant de la garantie décennale. Son objectif est de permettre une réparation rapide des désordres, généralement dans un délai de 60 jours après déclaration du sinistre.

Caractéristiques distinctives des deux assurances

  • L’assurance décennale est une assurance de responsabilité souscrite par le constructeur
  • L’assurance dommages-ouvrage est une assurance de préfinancement souscrite par le maître d’ouvrage
  • La première protège le professionnel contre les recours, la seconde protège l’ouvrage et son propriétaire

La jurisprudence a progressivement affiné ces notions. Dans un arrêt du 9 novembre 2017, la Cour de cassation a rappelé que l’assurance dommages-ouvrage couvre exactement les mêmes dommages que ceux visés par la responsabilité décennale, établissant ainsi un parallélisme strict entre les deux garanties. Cette symétrie est fondamentale pour comprendre leur coordination.

Il convient de noter que ces assurances s’appliquent aux ouvrages de bâtiment, notion interprétée largement par les tribunaux. Un arrêt de la troisième chambre civile du 15 juin 2017 a ainsi qualifié une piscine enterrée d’ouvrage soumis à l’assurance obligatoire, illustrant l’extension progressive du champ d’application de ces garanties.

Mécanismes de coordination entre les deux assurances

La coordination entre l’assurance décennale et l’assurance dommages-ouvrage s’articule autour d’un principe fondamental : la complémentarité séquentielle. Ce mécanisme de coordination temporelle constitue l’originalité du système français de garantie des constructions et explique son efficacité.

Dans un premier temps, l’assureur dommages-ouvrage intervient comme un préfinanceur des travaux de réparation. Conformément à l’article L.242-1 du Code des assurances, il doit, après expertise, prendre position sur le principe de la garantie dans un délai maximal de 60 jours suivant la réception de la déclaration de sinistre complète. La Cour de cassation, dans un arrêt du 8 février 2018, a confirmé que ce délai était impératif et que son non-respect entraînait l’acquisition automatique de la garantie.

Dans un second temps, après indemnisation du maître d’ouvrage, l’assureur dommages-ouvrage se retourne contre les constructeurs responsables et leurs assureurs décennaux via un mécanisme de subrogation prévu à l’article L.121-12 du Code des assurances. Cette subrogation permet à l’assureur dommages-ouvrage de récupérer les sommes versées auprès des responsables des désordres.

Procédure de gestion des sinistres

La gestion coordonnée des sinistres obéit à un protocole précis :

  • Déclaration du sinistre à l’assureur dommages-ouvrage
  • Organisation d’une expertise contradictoire
  • Prise de position de l’assureur dommages-ouvrage
  • Indemnisation du maître d’ouvrage
  • Recours subrogatoire contre les constructeurs et leurs assureurs

Ce séquençage a été renforcé par l’annexe II à l’article A.243-1 du Code des assurances, qui définit les clauses-types des contrats d’assurance dommages-ouvrage. Le Conseil d’État, dans une décision du 3 octobre 2019, a rappelé le caractère d’ordre public de ces clauses-types, soulignant l’importance de la coordination normalisée entre les deux régimes d’assurance.

La convention de règlement pour l’assurance construction (CRAC), signée entre les principaux assureurs du marché, facilite cette coordination en standardisant les procédures de recours entre assureurs. Bien que non obligatoire, cette convention constitue une pratique courante qui fluidifie considérablement les relations entre assureurs dommages-ouvrage et assureurs décennaux.

Problématiques juridiques liées à la coordination des garanties

La coordination entre l’assurance décennale et l’assurance dommages-ouvrage soulève plusieurs difficultés juridiques qui ont donné lieu à un contentieux abondant. Ces problématiques témoignent de la complexité du système et des enjeux financiers considérables qu’il implique.

L’une des difficultés majeures concerne la qualification des dommages. Pour qu’un sinistre soit pris en charge, il doit relever de la garantie décennale, ce qui suppose qu’il compromette la solidité de l’ouvrage ou le rende impropre à sa destination. Cette qualification fait souvent l’objet de contestations. Dans un arrêt du 14 septembre 2017, la Cour de cassation a considéré que des fissures généralisées rendaient l’ouvrage impropre à sa destination, même en l’absence de risque d’effondrement, élargissant ainsi la notion d’impropriété à destination.

Un autre point de friction concerne les exclusions de garantie. L’article L.243-8 du Code des assurances limite strictement les cas d’exclusion légale, mais les assureurs tentent parfois d’élargir ces exclusions par voie contractuelle. La jurisprudence sanctionne régulièrement ces pratiques. Dans un arrêt du 17 janvier 2019, la troisième chambre civile a invalidé une clause excluant les dommages résultant d’un défaut d’entretien, réaffirmant le caractère d’ordre public des dispositions relatives à l’assurance construction.

Conflits entre assureurs

Les relations entre assureurs dommages-ouvrage et assureurs décennaux sont souvent conflictuelles, notamment lors de l’exercice du recours subrogatoire. Plusieurs points cristallisent les tensions :

  • La contestation de l’imputabilité des désordres
  • La remise en cause du montant des indemnisations versées
  • La prescription des actions récursoires

Sur ce dernier point, la Cour de cassation a clarifié la situation dans un arrêt du 22 mars 2018 en précisant que l’action subrogatoire de l’assureur dommages-ouvrage contre les constructeurs et leurs assureurs se prescrit par deux ans à compter du paiement de l’indemnité, conformément à l’article L.114-1 du Code des assurances.

Les expertises judiciaires, souvent longues et coûteuses, constituent un autre terrain d’affrontement. La désignation d’un expert unique accepté par toutes les parties reste un défi majeur pour une coordination efficace. Le décret du 26 octobre 2018 relatif à la justice a tenté d’améliorer cette situation en renforçant le rôle du juge dans la désignation et le suivi des experts.

Impact de la réforme du droit des contrats sur la coordination des assurances

La réforme du droit des contrats issue de l’ordonnance du 10 février 2016, complétée par la loi de ratification du 20 avril 2018, a introduit des modifications substantielles dans le Code civil qui affectent indirectement la coordination entre l’assurance décennale et l’assurance dommages-ouvrage.

L’un des apports majeurs de cette réforme est la consécration du devoir général d’information précontractuelle, codifié à l’article 1112-1 du Code civil. Ce devoir renforce l’obligation des assureurs d’informer précisément les souscripteurs sur l’étendue et les limites des garanties proposées. Dans un arrêt du 7 juin 2018, la Cour de cassation a appliqué ce principe en sanctionnant un assureur qui n’avait pas clairement informé un maître d’ouvrage sur les exclusions de garantie de son contrat dommages-ouvrage.

La réforme a également introduit la notion d’imprévision à l’article 1195 du Code civil, permettant la révision du contrat en cas de changement de circonstances imprévisible rendant l’exécution excessivement onéreuse. Cette disposition pourrait trouver à s’appliquer dans le contexte des contrats d’assurance construction de longue durée, confrontés à l’évolution des techniques de construction et des risques associés.

Renforcement de la lutte contre les clauses abusives

La réforme a consolidé le régime des clauses abusives, désormais codifié aux articles 1170 et 1171 du Code civil. Ces dispositions, qui s’appliquent aux contrats d’adhésion, catégorie dont relèvent généralement les contrats d’assurance, renforcent la protection des assurés contre les clauses déséquilibrées.

Cette évolution s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence qui sanctionnait déjà les clauses limitatives de garantie dans les contrats d’assurance construction. Le Tribunal de grande instance de Paris, dans un jugement du 12 décembre 2017, a ainsi réputé non écrite une clause qui réduisait considérablement le champ d’application de l’assurance dommages-ouvrage en contradiction avec les dispositions d’ordre public du Code des assurances.

En matière de preuve, la réforme a clarifié les règles applicables aux présomptions, notamment à l’article 1354 du Code civil. Ces dispositions facilitent l’établissement du lien de causalité entre les désordres constatés et les travaux réalisés, élément fondamental pour la mise en œuvre coordonnée des garanties décennale et dommages-ouvrage.

La Cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 27 septembre 2018, a fait application de ces nouvelles dispositions en admettant une présomption de lien entre des infiltrations apparues peu après la réception d’une toiture et les travaux réalisés, facilitant ainsi l’indemnisation par l’assureur dommages-ouvrage.

Évolutions jurisprudentielles et perspectives d’amélioration

L’évolution de la jurisprudence en matière d’assurance construction dessine progressivement un cadre plus précis pour la coordination entre l’assurance décennale et l’assurance dommages-ouvrage. Plusieurs tendances récentes méritent d’être soulignées pour leur impact sur cette coordination.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 18 octobre 2018, a renforcé l’obligation de conseil des intermédiaires d’assurance en précisant qu’ils devaient attirer l’attention du maître d’ouvrage sur la nécessité de souscrire une assurance dommages-ouvrage adaptée aux spécificités du projet. Cette décision contribue à améliorer la qualité des contrats souscrits et, par conséquent, l’efficacité de la coordination entre les deux garanties.

Une autre évolution significative concerne le traitement des désordres évolutifs. Dans un arrêt du 7 février 2019, la troisième chambre civile a considéré que des désordres apparus postérieurement à la réception mais trouvant leur origine dans des travaux mal exécutés relevaient de la garantie décennale, même s’ils n’étaient pas perceptibles lors de la réception. Cette jurisprudence facilite la mise en œuvre coordonnée des garanties en élargissant leur champ d’application temporel.

Pistes d’amélioration du système

Plusieurs réformes pourraient améliorer la coordination entre les deux assurances :

  • La création d’une base de données nationale des sinistres construction
  • L’harmonisation des méthodes d’expertise entre assureurs
  • Le renforcement de la formation des professionnels du secteur

Le rapport Delcros, remis au gouvernement en 2018, proposait notamment de renforcer les sanctions contre les constructeurs non assurés et d’améliorer l’information des maîtres d’ouvrage sur leurs obligations d’assurance. Ces recommandations visent à réduire le nombre de situations où la coordination entre assurances est compromise par l’absence de l’une des garanties obligatoires.

La digitalisation des procédures constitue une autre piste prometteuse. Le développement de plateformes d’échange sécurisées entre assureurs dommages-ouvrage et assureurs décennaux permettrait d’accélérer le traitement des recours subrogatoires et d’améliorer la traçabilité des échanges. Certains assureurs ont déjà mis en place des solutions de ce type, avec des résultats encourageants en termes de réduction des délais de traitement.

Enfin, l’évolution du marché de l’assurance construction, marquée par la concentration des acteurs et l’arrivée de nouveaux opérateurs spécialisés, pourrait favoriser l’émergence de pratiques plus efficientes. La Fédération Française de l’Assurance a d’ailleurs mis en place un groupe de travail dédié à la modernisation des procédures de gestion des sinistres construction, dont les travaux pourraient déboucher sur de nouvelles recommandations professionnelles.

Perspectives pratiques pour les acteurs de la construction

Face à la complexité de la coordination entre l’assurance décennale et l’assurance dommages-ouvrage, les différents acteurs de la construction doivent adopter des stratégies adaptées pour optimiser leur protection et faciliter le règlement des sinistres.

Pour les maîtres d’ouvrage, il est fondamental de vérifier la validité et l’adéquation des attestations d’assurance décennale fournies par les constructeurs avant le démarrage des travaux. La Cour de cassation, dans un arrêt du 15 mars 2018, a rappelé que le maître d’ouvrage engage sa responsabilité s’il ne vérifie pas l’existence d’une assurance décennale valable pour les travaux envisagés. Cette vérification constitue un préalable indispensable à une coordination efficace des garanties.

Il est également recommandé aux maîtres d’ouvrage de souscrire une assurance dommages-ouvrage auprès du même assureur que celui couvrant la responsabilité décennale du constructeur principal. Cette pratique, sans être obligatoire, facilite considérablement la gestion des sinistres en réduisant les risques de contestation lors du recours subrogatoire.

Conseils aux professionnels de la construction

Pour les constructeurs et autres professionnels soumis à l’obligation d’assurance décennale, plusieurs bonnes pratiques peuvent être identifiées :

  • Tenir à jour une documentation technique précise sur les travaux réalisés
  • Conserver les plans d’exécution et les fiches techniques des matériaux utilisés
  • Répondre promptement aux convocations aux expertises après sinistre

Ces précautions facilitent le travail des experts et accélèrent le processus d’indemnisation, contribuant ainsi à une meilleure coordination entre les deux régimes d’assurance.

Les promoteurs immobiliers, qui interviennent souvent comme vendeurs après achèvement, doivent être particulièrement vigilants quant à la transmission des informations relatives aux assurances construction. L’article L.243-2 du Code des assurances leur impose de joindre une attestation d’assurance dommages-ouvrage à l’acte de vente, obligation dont le non-respect peut entraîner l’annulation de la vente ou une réduction du prix.

Pour les syndics de copropriété, la gestion des sinistres relevant de la garantie décennale constitue un enjeu majeur. La loi ELAN du 23 novembre 2018 a renforcé leurs obligations d’information des copropriétaires en cas de sinistre affectant les parties communes. Une déclaration rapide à l’assureur dommages-ouvrage, accompagnée d’un dossier complet, conditionne l’efficacité de la coordination avec l’assurance décennale des constructeurs.

Enfin, les avocats spécialisés en droit de la construction jouent un rôle fondamental dans la résolution des litiges liés à la coordination des assurances. Leur expertise permet souvent de débloquer des situations complexes, notamment lorsque les assureurs contestent l’application des garanties ou le montant des indemnisations. Le recours à un avocat spécialisé dès l’apparition des premiers désordres peut considérablement faciliter la mise en œuvre coordonnée des garanties.