Responsabilité du fabricant en cas de prothèse défectueuse : analyse du partage des responsabilités

Le contentieux des prothèses médicales défectueuses a connu une augmentation significative ces dernières années, soulevant des questions complexes sur la responsabilité des fabricants. Entre les scandales des prothèses mammaires PIP, des hanches métaliques défectueuses ou des valves cardiaques dysfonctionnelles, les juridictions françaises et européennes ont dû préciser les contours de cette responsabilité, qui s’avère rarement totale. Le régime juridique applicable combine droit commun et dispositions spécifiques issues de la directive européenne 85/374/CEE, transposée aux articles 1245 et suivants du Code civil. Cette matière en constante évolution confronte les intérêts des patients victimes à ceux des fabricants, dans un contexte où l’innovation médicale doit être encouragée sans sacrifier la sécurité des patients.

Le cadre juridique de la responsabilité du fabricant de prothèses médicales

La responsabilité du fabricant de prothèses médicales s’inscrit dans un cadre juridique spécifique, à la croisée du droit de la consommation, du droit de la santé et du droit des produits défectueux. Le législateur français, sous l’impulsion du droit européen, a progressivement construit un régime de responsabilité qui tente d’équilibrer la protection des patients et la préservation de l’innovation médicale.

La loi du 19 mai 1998, transposant la directive européenne du 25 juillet 1985, a introduit dans notre droit un régime de responsabilité sans faute du producteur. Ce régime, désormais codifié aux articles 1245 à 1245-17 du Code civil depuis la réforme du droit des obligations, établit une responsabilité de plein droit du fabricant lorsqu’un défaut de son produit cause un dommage. L’article 1245-3 définit comme défectueux le produit qui « n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre ».

Pour les dispositifs médicaux implantables comme les prothèses, ce cadre général est complété par des dispositions spécifiques du Code de la santé publique. Le règlement européen 2017/745 relatif aux dispositifs médicaux, entré en application le 26 mai 2021, renforce les exigences de sécurité, de traçabilité et de surveillance après mise sur le marché. Il impose aux fabricants l’obligation de mettre en place un système de gestion des risques et de collecter des données cliniques tout au long du cycle de vie du produit.

La jurisprudence a précisé les contours de cette responsabilité. L’arrêt de la Cour de cassation du 23 janvier 2019 a confirmé que le régime de responsabilité du fait des produits défectueux s’applique pleinement aux fabricants de prothèses, sans qu’ils puissent invoquer l’exonération pour risque de développement lorsque le produit est destiné à être utilisé dans le corps humain. Cette position stricte reflète la volonté de protéger particulièrement les patients recevant des implants.

Toutefois, cette responsabilité n’est pas absolue. Le fabricant peut s’exonérer partiellement ou totalement dans plusieurs cas prévus par l’article 1245-10 du Code civil :

  • Si le défaut est imputable à la conformité du produit avec des règles impératives émanant des pouvoirs publics
  • Si le défaut n’existait pas au moment de la mise en circulation du produit
  • Si le produit n’a pas été fabriqué pour être vendu ou distribué
  • Dans certains cas, si l’état des connaissances scientifiques et techniques ne permettait pas de déceler l’existence du défaut (risque de développement)

Le partage de responsabilité intervient principalement lorsque la faute d’un tiers, comme le chirurgien implanteur ou l’établissement de soins, contribue à la réalisation du dommage. La Cour de Justice de l’Union Européenne a clarifié dans son arrêt du 5 mars 2015 (Boston Scientific) que la simple potentialité d’un défaut dans un lot de produits similaires peut suffire à qualifier tous les produits de ce lot comme défectueux, renforçant ainsi la protection des patients.

Les critères d’appréciation du défaut de la prothèse médicale

L’identification du caractère défectueux d’une prothèse médicale constitue le préalable indispensable à l’engagement de la responsabilité du fabricant. Cette qualification s’avère souvent délicate, reposant sur des critères à la fois objectifs et subjectifs que les tribunaux ont progressivement affinés.

Le défaut de sécurité, pierre angulaire de cette qualification, s’apprécie au regard des attentes légitimes du patient. L’article 1245-3 du Code civil précise que « dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation ». Pour une prothèse, cette sécurité légitime implique une absence de risque anormal lors de son utilisation conforme aux prescriptions du fabricant.

La jurisprudence a développé plusieurs indices permettant de caractériser ce défaut. Dans l’affaire des prothèses PIP, la Cour de cassation a considéré dans son arrêt du 10 octobre 2018 que l’utilisation de silicone industriel non conforme aux normes médicales constituait un défaut manifeste. De même, pour les prothèses de hanche ASR du fabricant DePuy, le tribunal de grande instance de Nanterre a retenu comme défaut le taux anormalement élevé de libération d’ions métalliques dans l’organisme.

Plusieurs catégories de défauts peuvent être distinguées :

  • Le défaut de conception, affectant le design même du produit
  • Le défaut de fabrication, concernant un exemplaire ou un lot spécifique
  • Le défaut d’information, touchant aux instructions d’utilisation ou aux avertissements

La temporalité joue un rôle déterminant dans cette appréciation. Le défaut s’évalue en fonction des connaissances scientifiques disponibles au moment de la mise en circulation du produit. Cette règle s’articule avec l’exonération pour risque de développement, bien que celle-ci soit strictement encadrée pour les dispositifs médicaux implantables.

La preuve du défaut incombe à la victime, conformément à l’article 1245-8 du Code civil. Toutefois, la jurisprudence a progressivement allégé ce fardeau probatoire. Dans son arrêt du 26 janvier 2017, la CJUE a admis que face à la complexité technique des dispositifs médicaux, des présomptions graves, précises et concordantes peuvent suffire à établir le défaut. Ainsi, un dysfonctionnement précoce ou un taux anormal d’échec par rapport à des produits similaires peut constituer une présomption de défectuosité.

Les organismes notifiés, chargés de la certification des dispositifs médicaux avant leur mise sur le marché européen, jouent un rôle croissant dans l’évaluation préventive de ces défauts. Leur responsabilité peut d’ailleurs être engagée en cas de manquement à leurs obligations de contrôle, comme l’a confirmé la CJUE dans l’affaire des implants PIP (arrêt du 16 février 2017).

L’existence d’alternatives thérapeutiques plus sûres au moment de la commercialisation peut constituer un élément d’appréciation du défaut. Si une technologie moins risquée était disponible, les tribunaux tendent à considérer que le niveau de sécurité légitime attendu doit s’aligner sur cette alternative.

Les causes d’exonération et le partage de responsabilité

Si la responsabilité du fabricant de prothèses médicales est de plein droit, elle n’est pas pour autant absolue. Le législateur a prévu plusieurs mécanismes permettant soit une exonération totale, soit un partage de responsabilité qui limite l’étendue de l’obligation d’indemnisation du producteur.

La première cause d’exonération concerne le risque de développement, défini à l’article 1245-10, 4° du Code civil. Le fabricant peut s’exonérer s’il prouve que « l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». Toutefois, cette exonération fait l’objet d’une interprétation restrictive par les tribunaux pour les dispositifs médicaux implantables. La Cour de cassation, dans son arrêt du 23 janvier 2019, a précisé que cette cause d’exonération ne pouvait être invoquée lorsque le défaut affecte un produit utilisé lors d’une prestation de service médicale.

Le fait du tiers constitue une autre cause fréquente de partage de responsabilité. Lorsque le dommage résulte conjointement du défaut du produit et de l’intervention d’un tiers, comme le chirurgien implanteur ou l’établissement de santé, la responsabilité peut être partagée. Dans son arrêt du 12 novembre 2015, la Cour d’appel de Paris a ainsi retenu un partage de responsabilité entre le fabricant d’une prothèse de genou et le chirurgien qui avait commis une erreur technique lors de l’implantation.

Le fait de la victime peut également conduire à un partage voire à une exonération totale. L’article 1245-12 du Code civil prévoit que « la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d’une personne dont la victime répond ». Le non-respect des consignes post-opératoires ou la poursuite d’activités contre-indiquées avec la prothèse peuvent ainsi réduire la responsabilité du fabricant.

Plusieurs situations typiques de partage de responsabilité peuvent être identifiées :

  • Défaut de surveillance post-implantation par l’équipe médicale
  • Erreur dans le choix de la prothèse par le praticien
  • Technique chirurgicale inappropriée
  • Information insuffisante donnée au patient par le médecin

La jurisprudence a précisé les contours de ces partages. Dans l’affaire des prothèses mammaires PIP, le tribunal de commerce de Toulon, dans son jugement du 20 janvier 2017, a retenu la responsabilité partielle de l’organisme certificateur TÜV Rheinland aux côtés de celle du fabricant, considérant que des contrôles plus rigoureux auraient pu détecter la fraude.

La charge de la preuve de ces causes d’exonération pèse sur le fabricant. Celui-ci doit démontrer précisément en quoi l’intervention d’un tiers ou le comportement de la victime a contribué à la réalisation du dommage. Cette preuve s’avère souvent complexe, nécessitant des expertises techniques approfondies.

Un autre facteur de limitation de responsabilité réside dans la prescription. L’action en responsabilité du fait des produits défectueux se prescrit par trois ans à compter de la date à laquelle le demandeur a eu connaissance du dommage, du défaut et de l’identité du producteur. Un délai d’extinction de dix ans court à compter de la mise en circulation du produit, sauf en cas de dommage corporel où ce délai est porté à vingt ans.

L’impact des obligations d’information et de suivi sur la responsabilité

Les obligations d’information et de suivi qui pèsent sur les fabricants de prothèses médicales influencent considérablement l’étendue de leur responsabilité. Ces exigences, renforcées par le règlement européen 2017/745 relatif aux dispositifs médicaux, créent un continuum de responsabilité qui s’étend bien au-delà de la simple mise sur le marché du produit.

L’obligation d’information préalable constitue le premier pilier de ce dispositif. Le fabricant doit fournir des informations complètes et précises sur les caractéristiques de la prothèse, ses indications, contre-indications, effets indésirables potentiels et précautions d’emploi. La Cour de cassation, dans son arrêt du 25 février 2016, a précisé que cette information doit être adaptée aux connaissances techniques des destinataires – différente selon qu’elle s’adresse aux professionnels de santé ou aux patients. Une information insuffisante ou erronée peut constituer un défaut au sens de l’article 1245-3 du Code civil.

La matériovigilance, organisée par les articles R.5212-1 et suivants du Code de la santé publique, impose au fabricant une obligation de surveillance après commercialisation. Celui-ci doit mettre en place un système de recueil et d’analyse des incidents ou risques d’incidents liés à l’utilisation de ses dispositifs. Dans l’affaire des prothèses de hanche métal-métal, plusieurs fabricants ont vu leur responsabilité engagée pour avoir tardé à signaler des taux anormalement élevés de révisions prothétiques, malgré les alertes remontées par les registres d’arthroplastie scandinaves.

L’obligation de traçabilité représente un autre aspect déterminant. Le fabricant doit être en mesure d’identifier précisément les lots de production et les destinataires finaux de ses produits. Cette exigence, renforcée par l’introduction d’un identifiant unique des dispositifs (IUD), facilite les actions de rappel en cas de défaut identifié sur une série de produits.

La gestion des rappels de produits constitue un moment critique dans la détermination de la responsabilité. Un rappel trop tardif ou mal organisé peut aggraver la responsabilité du fabricant. À l’inverse, un rappel préventif et efficace peut limiter l’étendue des dommages et donc de la responsabilité. Le Tribunal de Grande Instance de Paris, dans son jugement du 5 mars 2019 concernant des implants dentaires défectueux, a tenu compte de la réactivité du fabricant dans l’organisation du rappel pour moduler le montant des dommages-intérêts.

Ces obligations s’articulent avec le devoir de vigilance renforcée qui pèse sur les fabricants de dispositifs médicaux implantables. La CJUE, dans son arrêt Boston Scientific du 5 mars 2015, a considéré que les fabricants de stimulateurs cardiaques et de défibrillateurs implantables étaient tenus à une obligation particulière de vigilance en raison de la vulnérabilité des patients et des risques potentiellement mortels liés à un dysfonctionnement.

Le respect de ces obligations se manifeste concrètement par :

  • La mise en place d’un système de gestion des risques
  • La conduite d’études cliniques post-commercialisation
  • L’actualisation régulière des notices et informations
  • La formation des praticiens aux techniques d’implantation

La jurisprudence tend à considérer que le manquement à ces obligations constitue une circonstance aggravante limitant les possibilités d’exonération partielle de responsabilité. Dans l’affaire des prothèses PIP, la responsabilité du fabricant a été retenue dans son intégralité, sans partage, en raison de manquements délibérés aux obligations de surveillance et d’information.

Le rôle des autorités sanitaires comme l’ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament) interagit avec ces obligations. Si le fabricant peut parfois invoquer le respect des recommandations de ces autorités pour tenter de limiter sa responsabilité, les tribunaux considèrent généralement que ces exigences réglementaires ne constituent qu’un minimum et n’exonèrent pas le fabricant de son obligation générale de sécurité.

Vers une responsabilité équilibrée : perspectives et évolutions du droit

L’approche juridique de la responsabilité des fabricants de prothèses médicales connaît une évolution constante, cherchant à établir un équilibre entre protection des patients et préservation de l’innovation médicale. Cette dynamique s’observe tant dans les réformes législatives récentes que dans les orientations jurisprudentielles.

Le règlement européen 2017/745 relatif aux dispositifs médicaux, pleinement applicable depuis mai 2021, marque un tournant significatif. En renforçant les exigences de sécurité et de transparence, il responsabilise davantage les fabricants tout en clarifiant leurs obligations. La création de la base de données européenne EUDAMED facilite la traçabilité des dispositifs et la détection précoce des signaux de risque, permettant une intervention plus rapide en cas de défaut identifié.

L’évolution de la jurisprudence témoigne d’une recherche d’équilibre. Si la Cour de cassation maintient un niveau élevé d’exigence envers les fabricants, comme l’illustre son arrêt du 27 novembre 2019 refusant le bénéfice de l’exonération pour risque de développement à un fabricant de prothèse de hanche, elle reconnaît néanmoins la légitimité d’un partage de responsabilité lorsque d’autres facteurs ont contribué au dommage.

La question des prothèses innovantes soulève des enjeux particuliers. Comment encourager l’innovation médicale sans exposer les patients à des risques excessifs? La doctrine juridique propose plusieurs pistes, comme l’adaptation du régime probatoire ou la création de fonds d’indemnisation spécifiques. Le Conseil d’État, dans son rapport de 2018 sur la révision des lois de bioéthique, a suggéré de renforcer l’encadrement des premières utilisations cliniques des dispositifs médicaux innovants tout en préservant la possibilité d’expérimentation.

L’approche comparative révèle des modèles alternatifs intéressants. Le système néo-zélandais d’indemnisation no-fault, qui dissocie l’indemnisation des victimes de la recherche de responsabilité, offre une réparation plus rapide tout en maintenant la possibilité de poursuites en cas de faute caractérisée. Aux États-Unis, la doctrine de la préemption fédérale limite parfois la responsabilité des fabricants dont les produits ont reçu l’approbation de la FDA, tout en maintenant des standards élevés d’évaluation préalable.

Plusieurs tendances se dessinent pour l’avenir de ce régime de responsabilité :

  • Le développement de mécanismes d’indemnisation collective complémentaires à la responsabilité individuelle
  • L’intégration des enjeux de l’intelligence artificielle dans les dispositifs médicaux
  • Le renforcement de la transparence sur les données cliniques
  • L’harmonisation internationale des standards de sécurité

La réparation intégrale du préjudice reste le principe directeur, mais son application pratique nécessite des ajustements. La Cour d’appel de Paris, dans son arrêt du 21 janvier 2021, a reconnu la spécificité du préjudice d’anxiété des porteurs de prothèses potentiellement défectueuses, même en l’absence de manifestation concrète du défaut, élargissant ainsi le champ des préjudices indemnisables.

L’enjeu de la responsabilité sociétale des entreprises du secteur médical émerge également comme un facteur d’évolution. Au-delà de la stricte conformité réglementaire, les fabricants sont de plus en plus jugés sur leur capacité à anticiper les risques et à faire preuve de transparence. Cette dimension éthique influence progressivement l’appréciation judiciaire de leur comportement.

La coordination entre les différentes juridictions nationales européennes constitue un autre défi. Malgré l’harmonisation apportée par la directive 85/374/CEE, des divergences d’interprétation persistent. La CJUE joue un rôle croissant dans l’unification de cette jurisprudence, comme l’illustre son arrêt du 11 juin 2020 clarifiant la notion de défaut pour les dispositifs médicaux implantables.

Cette évolution vers une responsabilité équilibrée traduit la recherche d’un juste milieu entre deux impératifs : garantir une indemnisation effective des victimes de prothèses défectueuses et préserver la capacité d’innovation des fabricants, indispensable au progrès médical. Ce point d’équilibre, encore en construction, constituera l’un des enjeux majeurs du droit de la santé dans les années à venir.